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DÉMOCRATIE NUMÉRIQUE: MIROIR AUX ALOUETTES OU GRAND CHAMBARDEMENT? 

Conférence-débat

Introduction :


David RÉGUER, directeur de RCA Factory et administrateur délégué aux affaires numériques du Forum du Futur

Alexandre MALAFAYE, président de Synopia


Intervenants :


Denis JACQUET, président de Parrainer la Croissance et confondateur de l’observatoire de l’uberisation

David LACOMBLED, président de La Villa Numeris

Emile SERVAN-SCHREIBER, fondateur et directeur général de Hypermind.com, spécialiste de l’intelligence collective


EXTRAITS :

 

David RÉGUER

La défiance des citoyens envers les élites politiques n’a jamais été aussi forte et donne le sentiment de vivre une crise politique permanente. Face à la mondialisation et à la numérisation, les citoyens comprennent qu’un monde nouveau est en train de naitre. La question qui se pose désormais est celle de la transition entre « l’ancien » et « le nouveau » monde : cette transition présente une multitude d’opportunités. Nous pouvons nous interroger sur la capacité de nos dirigeants à l’accompagner, sans oublier des citoyens en route, ces « oubliés du numérique » dont on parle souvent.

Si l’uberisation interpelle, c’est-à-dire ces nouveaux modèles qui viennent défier l’ordre établi, la place du numérique dans les débats politiques est quasi inexistante. Pourtant, la numérisation a déjà touché les classes ouvrières et les classes moyennes, qui s’inquiètent et sont de plus en plus tentées par une attitude de repli. Face à cette impuissance, ou à cette mise en scène de l’impuissance publique, les citoyens s’organisent et utilisent le numérique pour se mobiliser, interpeller, peser dans le débat public. Les réseaux sociaux permettent d’agir collectivement et de by passer les leaders traditionnels pour s’adresser directement à l’opinion publique.

Différents types de mouvements émergent : certains spontanés et éphémères visant un objectif précis (comme par exemple les pétitions en ligne – change.org ou mesopinions.com – ou encore les primaires citoyennes) ; d’autres sont plus silencieux, comme par exemple ces entrepreneurs sociaux qui développent des services ayant un impact sur la société et qui s’inscrivent hors du champ politique traditionnel.


Alexandre MALAFAYE

La démocratie numérique offre l’opportunité de partager autrement le pouvoir. Mais partager le pouvoir ne veut pas dire partager la décision : quelles sont les conséquences de cette révolution numérique sur la démocratie et la gouvernance ? L’uberisation peut-elle améliorer le fonctionnement de la démocratie ? Le numérique crée une nouvelle forme de lien entre les gouvernants et les gouvernés. Il permet également de développer une culture du compromis, jusqu’alors inexistante dans notre pays. Nous sommes en train de basculer d’un monde à un autre et nous devons trouver un modèle de gouvernance qui inclue le numérique, tout en permettant à l’État d’être efficace dans son action.

Une démocratie repose sur des valeurs, parmi lesquelles la liberté, l’égalité et la fraternité. Mais aujourd’hui, on constate de nombreuses fractures qui remettent en cause ces valeurs. Certaines de ces fractures sont créées par le numérique. Qui sont les oubliés du numérique ? Comment garantir que la démocratie numérique soit toujours la plus inclusive possible ? C’est à ces questions, et à d’autres encore, que nos trois intervenants tenteront de répondre.


Denis JACQUET 

Saisir le phénomène de l’uberisation implique d’analyser et de comprendre les exemples dont nous disposons actuellement. Il faut partir du conflit VTC-Taxis, miroir de la société française. En effet, d’un coté il y a une profession réglementée avec des quotas, pour laquelle une rente a été prévue (c’est-à-dire qu’en contrepartie de l’achat de leur licence, ils disposent d’un territoire). C’est un vieux modèle, celui de la féodalité qui, s’il se fondait au départ sur de bonnes intentions, est peu à peu devenu un fond de commerce.

D’un autre côté, il y a un tout nouveau modèle développé par un jeune start-uper en voyage à Paris qui, alors qu’il cherchait désespérément un taxi pour rentrer à son hôtel, a eu l’idée de créer Uber. Uber est né en France et nous faisons partis des cinq pays qui rapportent le plus d’argent à Uber. C’est une application qui se fonde sur l’intérêt du client en lui permettant de trouver, en moyenne, un VTC en moins de 3 minutes.

Donc, d’un côté il y a un secteur protégé et hyper réglementé, dans lequel ont été inventées des sous-catégories. De l’autre, il y a Uber qui s’inscrit dans une logique capitaliste d’hyper flexibilité et qui emploie, non pas des salariés, mais des travailleurs indépendants. Ainsi, l’uberisation contribue par le bas à une réforme du droit du travail que le haut refuse depuis toujours.

Nous sommes donc face à deux mondes : un monde protégé qui paye une licence et des charges (mais pas d’impôts) ; et un monde soustrait à toute obligation et toute norme mais qui est composé à 67 % d’anciens chômeurs de longue durée. L’uberisation a redonné, ou donné pour la première fois, une activité économique à des gens qui n’en avait pas. On peut donc dire que c’est une économie vertueuse. Pourtant, elle est basée sur un contournement légal (mais pas toujours), qui nous met face à nos contradictions et notre impossibilité de réformer.

Faire vivre ces deux mondes ensemble est une mission impossible. Les législateurs, au lieu de revoir la loi à l’aune de ces transformations, choisissent de mettre des petites rustines, de faire des compromis, çà et là, jusqu’à la prochaine crise. Le politique ne comprend rien à l’uberisation. La taxe AirBnB en est la preuve : proposée par les Socialistes, cette taxe est votée par les Républicains. Les politiques savent donc s’entendre dans la non-compréhension. Dans un pays qui souhaite cent millions de touristes annuel et qui n’a pas la capacité d’accueil nécessaire, AirBnB semble pourtant apporter une solution viable.

Les parlementaires ont voté une loi pour fiscaliser AirBnB sans mesurer l’impact que cela aura sur le tourisme. Ils votent donc des lois qu’ils ne comprennent pas et qui sont imaginées par l’administration. Autre exemple, les parlementaires ont décidé de mettre au RSI tout ceux qui louent pour plus de 22 000 euros les revenus d’AirBnB et pour 7 000 euros de fiscaliser ceux qui partagent leur voiture. Ce sont des taxes qui visent des gens de condition modeste. Il ne faut pas attendre du politique une réflexion éclairée sur le digital en France. Pourtant, le digital est le seul secteur en croissance. Même s’il n’est pas parfait, il faut lui laisser sa chance puis corriger les inégalités qu’il peut engendrer. On ne peut pas forcer les économies de demain à s’inscrire dans les législations d’hier. En revanche, il faut revoir le statut des indépendants et aider l’économie nouvelle à s’adapter en prenant le meilleur et en corrigeant le pire.

Le numérique est-il pour autant un outil démocratique ? « Pas forcément. L’économie digitale nous rend passifs, feignants, aveugles. Quand je choisis de payer 3 euros de moins pour un service commandé sur internet, c’est 3 euros de moins qui iront au livreur. C’est donc lui, et non pas sa société, qui sera puni. » Pour être des consommateurs démocratiques il faut rester ouverts et mesurer le poids des décisions que l’on prend. La culture du « toujours plus bas » n’est pas démocratique, elle n’est pas responsable.

En France, 95 % des gens utilisent Google. Nous ne sommes aujourd’hui plus très loin d’une dictature de Google. En effet, comment appelle-t-on un acteur monopolistique mondial et omniscient ? Un dictateur. Mais les seuls responsables sont les citoyens eux-mêmes : nous fabriquons l’outil anti-démocratique dont nous nous plaindrons plus tard, alors qu’il existe des outils alternatifs tels que QWANT. Cependant et pour rester sur une note positive, il est nécessaire de rappeler que le numérique a permis aux citoyens de comprendre qu’ils ne pouvaient plus tout attendre de l’État. C’est déjà un progrès. Il faut se servir de ces outils pour créer des mouvements d’éveil et faire se rencontrer des gens différents.


David LACOMBLED

Le virtuel est de plus en plus réel, comme en témoignent les ingérences étrangères lors des dernières élections américaines. Le numérique se hisse dans des relations, même lorsqu’il n’y pas de numérique en jeu : chacun voudrait que, dans toute situation, les choses aillent aussi vite que sur internet. Le numérique fait grandir nos exigences envers tout et tout le monde. C’est ici que se situe le vrai décrochage entre des entreprises, des collectivités, des individus qui ne sont pas préparés à remplir cette exigence de service. Certains ont le sentiment d’être moins bien traités dans leur qualité de citoyen qu’ils ne le sont dans leur qualité de consommateur.

Nous sommes à un moment clé de la révolution numérique. On pourrait établir un parallèle avec la révolution de la mobilité au début du XXème siècle, lorsque la voiture était un moyen de locomotion nouveau et encore lent. On a l’impression que tout va très vite, alors qu’en réalité le numérique va à la même vitesse que les voitures au début du XXème siècle.

Toutes les cultures sont confrontées au choc du digital. Il n’y a d’ailleurs rien de plus antinomique que la culture et le digital : la culture s’inscrit dans la continuité et le temps long, là où le digital est dans la disruption permanente et l’instantanéité ; la culture se pratique au niveau local, tandis que le digital s’adresse au monde. La capitalisation boursière des GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) est aussi élevée que le PIB d’un certain nombre de pays, comme par exemple l’Autriche. Il y a donc des États numériques dans les États qui parlent désormais d’égal à égal.

Le numérique devrait être un instrument de conquête pour notre pays (pour notre langue, notre savoir-faire – la « french touch »). Pourtant, les politiques semblent la combattre. C’est aussi un outil d’émancipation, comme en témoignent les évènements du Printemps Arabe, fortement influencés par l’accès des citoyens, notamment des jeunes, au numérique.

Si le digital donne parfois le sentiment de mettre fin à des rentes, il contribue pourtant à en créer de nouvelles. Le numérique crée des fractures. Si on vit dans un endroit où la couverture réseau est moyenne, on est en quelque sorte exclu de la société. Si une résidence n’est pas couverte en haut débit mobile, elle perd immédiatement de la valeur immobilière. Cela crée aussi des fractures au niveau des usages : tout le monde ne sait pas se servir des nouveaux outils. Nous sommes pourtant dans un monde où toute déconnection est impossible. D’ailleurs, tout le monde se souvient de ce qu’il faisait le 6 juillet 2012, lors de la panne géante de l’opérateur Orange.

Là où les États-Unis et l’Asie sont à la pointe en matière de développement du numérique, l’Europe est en retard. Nous ne capitalisons pas sur nos qualités et sommes empêtrés dans la recherche de réglementations. Plus les corps de métier sont protégés, plus ils sont attaqués rapidement. C’est le cas aujourd’hui des chauffeurs de taxis et ce sera demain celui des assurances. Google pourrait très bien proposer demain un contrat d’assurance 20 % moins cher, si on accepte, par exemple, que nos pas effectués dans la journée soient mesurés ou que le nombre d’accélérations que l’on fait en voiture soit répertorié, etc. Beaucoup de personnes seraient tentées par un tel contrat, qui aurait pour conséquence de détruire tout un pan de l’économie Française.

La plateforme de réservation de chambre d’hôtel en ligne, Booking.com, est un autre exemple : plus d’une chambre sur deux dans le monde est réservée via cette plateforme. Les hôteliers ne sont plus les gardiens de leur politique commerciale. Pour reprendre du pouvoir, ils doivent s’associer. C’est ce que fait le groupe Accor hôtel qui a ouvert sa plateforme à d’autres hôtels indépendants.

Le digital est présent partout et nourrit un sentiment de décrochage présent chez un grand nombre de gens. Le risque existe de créer une rupture entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, et donc de produire un déclassement social : celui qui n’a pas de numéro de mobile, aujourd’hui, devient automatiquement suspect.

Pour limiter ces risques, il faut s’appuyer sur la formation et l’éducation. Il existe un programme canadien intitulé « 1 hour of code » qui vous apprend les bases du digital en moins d’une heure. Ce programme devrait être proposé à toutes les classes de primaires. Il faut accepter que le digital entre dans les classes de cours pour challenger le professeur et enrichir les cours. L’Université de Stanford l’a fait en diffusant en direct ses cours sur internet.

Il est également nécessaire de prendre en compte les outils et les informations offertes par le numérique pour analyser la démographie de notre pays et adapter nos territoires aux besoins de demain. Aujourd’hui, un enfant sur deux dans notre pays est visible sur Facebook dès la première année de sa naissance parce qu’il y a toujours quelqu’un pour poste sa photo: Facebook a une meilleure vision de notre démographie que l’INSEE. Plutôt que de parler d’invasion numérique, il faudrait parler d’invention numérique.


Emile SERVAN-SCHREIBER

Le numérique c’est la révolution de l’intelligence artificielle, du big data, mais aussi de l’intelligence collective : elle permet aux hommes de devenir, ensemble, plus intelligents, et de aussi de rester plus intelligent que les machines. La promesse du numérique pour la démocratie est donc surtout de contribuer à la rendre plus intelligente, c’est à dire plus à même de faire les bons choix.

Qu’est-ce que l’intelligence collective ? C’est la capacité d’un groupe à être plus intelligent que chacun des membres du groupe. C’est une belle idée, mais c’est aussi un phénomène mesurable : des chercheurs du MIT ont récemment démontré que le QI d’un groupe est aussi tangible que le QI individuel. Curieusement, l’intelligence d’un groupe ne dépend pas de l’intelligence individuelle des membres du groupe. Le facteur le plus important est la proportion de femmes : plus il y a de femmes dans le groupe, plus son QI est élevé, parce que les femmes facilitent la discussion et la prise de parole de chacun. Pour qu’un groupe soit intelligent, il faut que ses membres puissent exprimer en toute indépendance des opinions diverses.

Ensuite, interrogeons nous sur la fonction principale de l’intelligence. Pourquoi avons-nous un cerveau ? À quoi sert l’intelligence ? Dès que le premier organisme vivant a eu la possibilité de se déplacer, il a eu besoin de faire des choix – à droite ou à gauche ? – et de faire des prévisions sur les conséquences de ses choix. C’est la prévision qui est la base même de l’intelligence.

En démocratie, c’est la même chose : quand une société a besoin de faire des choix, elle a d’abord besoin de prévisions fiables quand aux conséquences. Là où l’intelligence collective citoyenne peut être la plus utile, ce n’est pas pour se substituer aux élus pour prendre les décisions à leur place, mais comme prévisionniste, pour les aider à prendre des meilleures décisions.

Les décideurs politiques font face à beaucoup d’incertitudes. Lorsqu’on leur demande de voter une loi, ils ne savent pas quels en seront les effets. Les décisions

sont plus souvent prises sur des critères idéologiques qu’en fonction de prévisions objectives quand à leurs résultats. Aucun cerveau individuel n’est assez puissant prendre en compte toute la complexité d’un problème sociétal ou économique, ni toutes les conséquences probables d’une loi. En revanche, un groupe de personne peut fournir des prévisions fiables en consolidant une grande diversité d’opinions informées par le terrain.

Ce que l’on pourrait appeler la « prédictocratie » consiste donc à faire appel à l’intelligence collective via une plateforme numérique capable de consolider les prévisions citoyennes à très grande échelle. Si on peut augmenter la qualité de la prévision, alors on peut augmenter la qualité de la gouvernance, tout en laissant aux représentants élus leurs prérogatives de décideurs.

Concrètement, l’expérience montre que le moyen le plus efficace pour confronter et consolider un grand nombre de prévisions est la mécanique des marchés financier, ou des paris en ligne. On appelle cela un « marché prédictif », car il est conçu non pas pour financer une société ou enrichir un bookmaker, mais pour générer des prévisions collectives. Le fait même de parier produit de l’intelligence collective car il force la confrontation d’opinions contraires (donc diverses et indépendantes) au lieu d’encourager le conformisme. C’est tout l’inverse de la pensée unique.

Les marchés prédictifs existent au Royaume-Uni et aux États-Unis depuis plus de vingt cinq ans, et la fiabilité de leurs prévisions est avérée : aucune autre mécanique ne produit des prévisions plus fiables, surtout en géopolitique et en économie. L’enjeu financier encourage l’objectivité. Un pari n’engage pas nécessairement de préférence personnelle. Cette méthode fonctionne mieux que les sondages ou les modèles statistiques classiques. Les agences de renseignement américaines l’utilisent déjà pour améliorer leurs prévisions.

Un marché prédictif pourrait coter n’importe quel événement en lien avec nos politiques publiques. Par exemple, prenons la question suivante, que l’on aurait pu se poser avant de voter la loi : « la loi Travail El Khomri, si on la vote, contribuera t-elle à une baisse du chômage l’année prochaine ? ». Si oui, l’action cotée vaudra 1€, si non elle vaudra 0€. On ne saura le résultat qu’à la fin de l’année prochaine. Le prix de l’action indique le consensus entre tous les parieurs prévisionnistes : entre 0 et 1, il nous indique la probabilité estimée que le chômage baisse l’année prochaine si l’on vote la loi. Si la probabilité est trop faible, ça ne sert à rien de voter la loi.

On pourrait envisager de créer un nouveau « Ministère des pronostics » dont le rôle serait de gérer un grand marché prédictif citoyen. Il permettrait à tous de parier sur les effets escomptés d’une loi avant que les élus ne décident (ou non) de la voter. Avant de voter une loi, le législateur pourrait demander au marché citoyen de définir la probabilité que cette loi induise les effets positifs escomptés. Ainsi, l’élu conserverait son rôle de décideur, et la participation citoyenne complémenterait la représentation nationale au lieu d’essayer de s’y substituer. Par ailleurs, au cas où les élus décideraient de voter une loi aux conséquences néfastes, le marché prédictif permettrait de dédommager les citoyens qui avaient raison de s’en méfier et avaient parié en ce sens. C’est comme si le marché permettait aux citoyens de prendre une sorte d’assurance contre la mauvaise gouvernance. Il permettrait aussi de pénaliser financièrement ceux qui parieraient selon leur idéologie plutôt que de façon informée et objective. Le citoyen serait donc lui aussi responsabilisé dans ses choix politiques.


Conférence organisée le 15 décembre 2016, en partenariat avec :





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