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« Viêt Nam : guerre, paix... guerre et paix ! » par Antoine Pouillieute

Le Viêt Nam : tout le monde croit le connaître mais, bien souvent, ce ne sont que des réminiscences exotiques de l’Indochine ou des clichés issus de la guerre menée par les Américains à la fin des années 60. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le Viêt Nam moderne, à régime de parti unique, est devenu un pays émergent : deviendra-t-il un nouveau tigre économique et peut-il faire face aux défis que pose, notamment, son encombrant voisin chinois ? Antoine POUILLIEUTE se propose de nous faire partager son expérience de ce pays atypique, de retracer les grands moments de son histoire contemporaine et d’ouvrir des pistes de réflexion pour envisager un futur possible. 


Mille ans durant, le Viêt Nam – la terre des Kinh ou des Viêt – fut une province chinoise – le Jiaozhi – courbant l’échine depuis la dynastie des Han, laquelle prit toujours soin de ne jamais éradiquer les élites autochtones, simplement de les faire plier à ses intérêts. D’où d’incessantes révoltes augurant bien de ce qu’est et reste l’esprit vietnamien.

Au XIème siècle après JC, sous la dynastie des Ly tandis qu’à Hanoi, le Temple de la Littérature, école des grands lettrés, ouvrait 200 ans avant le Collège de la Sorbonne à Paris – les Kinh s’élancèrent du Fleuve Rouge vers le delta du Mékong en une vaste conquête du Sud – le Nam Tiên – qui formera le Dai Viêt au contact souvent brutal avec les Chams, les Khmers et les Siamois.

Divers clans s’affrontèrent jusqu’au XVIIIème siècle, opposant notamment les Trinh du Nord aux Nguyen du Sud. Or, ce sont ces derniers qui l’emportèrent lorsqu’en 1802, l’empereur Gia Long entra dans Hanoi, unifia le pays, le nomma Viêt Nam et installa sa cour à Huê. Elle y restera jusqu’en 1955, année du renversement de Bao Daï par le régime sud-vietnamien. Cette unité formelle n’empêchait pas que le pays réel fût articulé autour de trois régions ou Ky : le Tonkin au Nord, l’Annam au Centre et la Cochinchine au Sud. Réunis au Laos et au Cambodge, ils formèrent à partir de 1887 L’Union, puis, en 1941, la Fédération indochinoise au terme d’une colonisation engagée dès le Second Empire et dont l’apogée coïncida avec les gouvernorats de Paul Doumer (1897-1902) et d’Albert Sarraut (1911-1914, puis 1917-1919). L’organisation coloniale ne bougera plus jusqu’en 1940, date de l’invasion japonaise, et même jusqu’au coup de force nippon renversant brutalement l’autorité française en 1945 à la veille de la capitulation de l’empire du Soleil levant. Aujourd’hui, le Viêt Nam est une nation fière, unie, forte et formée de 58 provinces dont le rôle demeure décisif puisque, selon l’adage : « La loi de l’empereur s’arrête à la porte du village... » Janvier 2020


La période allant de 1940 à nos jours couvre 80 ans d’une densité inégalée vu l’intensité des évènements qui survinrent : une présence coloniale rude et avide ; une guerre du Pacifique dénouée par le recours à l’arme nucléaire ; une farouche lutte nationaliste pour l’indépendance et l’unité ; puis, la guerre froide et l’impérialisme américain ; la rivalité soviéto-chinoise ; l’effondrement de l’URSS ; l’ouverture au marché par un capitalisme d’État « illibéral » ; enfin, l’insertion dans la mondialisation et l’avènement du duumvirat américano-chinois.

En France, l’Indochine a toujours suscité des sentiments exotiques, parfois même romantiques. Des générations d’administrateurs sortis « dans la botte » de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM) œuvrèrent aux côtés de colons prospères et de marins avisés ; des écrivains, des peintres et des cinéastes flattèrent les atours d’un Extrême Orient mystérieux ; la génération « soixante-huit » s’engagea en politique contre la guerre au Viêt Nam ; et, désormais, un régime communiste est jugé sur son taux de croissance... Bref, une asymétrie s’impose entre, d’un côté, une période historiquement brève et, de l’autre, un impact profond dans notre conscience collective.

Qu’on en juge : 95 ans séparent la canonnade de la flotte à Tourane – actuelle Dà-Nang – en 1858 des accords de Genève en juillet 1954 ; 40 ans l’indépendance proclamée par Hô Chi Minh en 1945 du 6ème Congrès du Parti communiste vietnamien (PCV) décidant, en 1986, du Doi Moi, c’est-à-dire de l’ouverture économique du pays ; enfin, 20 ansl’annonce de ce Doi Moi de l’admission, en 2006, du Viêt Nam comme 150ème membre de l’Organisation mondiale du commerce (0MC). A l’échelle de l’Histoire, ce ne sont là que des soupirs, mais à l’échelle d’une vie d’homme, ce sont des respirations essentielles.

La guerre, la paix, la guerre et la paix... Comment un pays put-il conquérir son indépendance et réaliser son unité grâce à une inlassable lutte du faible au fort (I) ? Comment s’est-il reconstruit pour devenir un pays émergent reconnu comme tel par la communauté internationale (II) ? Comment va-t-il relever les défis auxquels il doit faire face, à commencer par les tensions croissantes en Mer de Chine (III) ?

Telles sont quelques-unes des questions auxquelles il convient de répondre... ou, plutôt, de tenter de répondre.


La guerre...


S’il fallait en croire l’auteur de L’art de la guerre, le Viêt Nam n’aurait jamais dû vaincre. Pourtant, il a vaincu. Animé par une inébranlable certitude stratégique, sa tactique a toujours obéi à un pragmatisme peu commun. Posons-nous donc la question : au Viêt Nam, qu’est-ce que la guerre ?

J’appartiens à la fin de la génération des « Trente Glorieuses » où nos grands-pères avaient fait Verdun, nos pères avaient veillé sur la Ligne Maginot, nos beaux-frères avaient combattu en Algérie et certains rappelaient parfois qu’à l’été 1870, de courageux arrière grands oncles étaient « tombés comme à Gravelotte ». Chaque âge avait donc « sa » guerre.

Rien de tel au Viêt Nam où la Patrie procède du conflit même. Elle en est doublement issue puisque les combats pour l’indépendance et ceux pour l’unité se mêlèrent au point de ne jamais vraiment se distinguer. Si le bombardement de Haiphong par la Marine en novembre 1946 constitue sans conteste le point de départ de la guerre d’Indochine et sil’évacuation des troupes chinoises du Nord du Viêt Nam en mars 1979 marque le terme des conflits ayant vu ce petit pays venir successivement à bout des armées de trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, ce sont donc plus de trois décennies de combats incessants qui marquèrent au plus profond un peuple d’alors 25 millions d’habitants implantés sur un territoire ne dépassant pas la moitié de la France. Mais, comme les nationalistes vietnamiens pratiquèrent la guérilla dès avant 1940, mieux vaudrait parler d’un accouchement national de quatre décennies. Aussi, chaque âge n’a-t-il pas « sa » guerre puisque chaque génération a combattu dans un seul et même but, pour une seule et même victoire, grâce à une seule et même volonté. Pas un village qui ignorât la bataille, pas une famille qui fût épargnée, pas une jeunesse qui n’eût « le feu qui tue » comme premier horizon. Ce fut un calvaire consenti par les grands-pères, les pères et les fils, mais aussi par les grands-mères, les mères et les filles.

Que furent donc ces guerres ? Il ne s’agit pas ici de les raconter, simplement de souligner quelques faits expliquant l’enchaînement des évènements.


L’anti colonialisme français


En Indochine, la 2nde Guerre mondiale se déroula à fronts renversés. En effet, en septembre 1940, le Japon occupa la colonie française en laissant en place l’administration vichyste qui réprimait déjà rudement les nationalistes. Ces derniers

« C’est au moment où l’on a des certitudes que l’on perd la guerre. » Sun-Tzu

s’organisèrent alors en Viêtminh. Tandis que Hô Chi Minh renforçait sa position politique, que Vo Nguyen Giap bâtissait l’Armée populaire vietnamienne (APVN) et que, par anticolonialisme viscéral, l’Office of Strategic Services américain finançait la rébellion depuis la Chine, les Japonais évincèrent brutalement l’administration française en 1945 à la veille de la capitulation nippone. Après celle-ci, la Chine occupa le Nord du Viêt Nam et le Royaume-Uni le Sud à partir des Indes. Quant à la France, elle courait après une souveraineté perdue. Profitant de ce désordre, Hô Chi Minh proclama l’indépendance du pays le 2 septembre 1945 sur la place Ba Dình à Hanoi. Le général de Gaulle prit alors deux décisions : l’une avisée et l’autre plus discutable. La décision avisée consista à confier à Philippe Leclerc de Hauteclocque le commandement du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient. Sitôt sur place, en mars 1946, il rétablit l’ordre à Hanoi et engagea un dialogue politique avec les nationalistes sous l’inspiration de Jean Sainteny, commissaire de la République pour le Tonkin et l’Annam. La décision plus discutable consista à nommer comme haut-commissaire et commandant en chef Georges Thierry d’Argenlieu pour qui les voies du Seigneur étaient manifestement plus limpides que celles de l’Orient compliqué. Le vice-amiral d’escadre ne comprit pas grand-chose à une situation, il est vrai, fort complexe. Il multiplia les initiatives ambigües. Il réclama et obtint le rappel de Leclerc, puis réprima avec rudesse les partisans qui, de nationalistes, devinrent tout aussitôt communistes. En juin 1946, Hô Chi Minh fut invité à Fontainebleau pour y discuter : on l’y fit patienter trois mois sans rien négocier et encore moins décider. A son départ de France, sa conviction était acquise : l’indépendance et l’unité ne seraient obtenues que de vive force. Les deux parties étant résolues à en découdre, des incidents à Haiphong fournirent l’occasion de l’affrontement en novembre 1946. Thierry d’Argenlieu fit bombarder le port provoquant 6.000 victimes. Hô Chi Minh répondit par un appel à l’insurrection générale. La guerred’Indochine commençait : elle allait durer 7,5 ans.

Cette 1ère guerre d’Indochine débuta comme tout processus de décolonisation opposant des troupes régulières à des maquisards. Mais, avec la proclamation de la République populaire de Chine en octobre 1949 et le déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950, le conflit devint rapidement un enjeu de la guerre froide. D’un point de vue militaire, l’on connut l’engrenage entre des actions de maintien de l’ordre et des opérations conventionnelles plus lourdes. Pourtant, celles-ci ne réussirent jamais à être décisives, sauf peut-être entre 1950 et 1951 sous l’impulsion de Jean de Lattre de Tassigny. D’un point de vue politique, ce fut le début d’une longue série de déconvenues où, à Paris, des gouvernements divisés soutenaient à peine une guerre qu’ils laissaient pourtant prospérer ; où l’opinion, épuisée par l’occupation, se reconnaissait peu dans des évènements lointains qui lui étaient finalement assez étrangers ; où la vie politique d’alors, avec un Parti communiste ralliant 1⁄4 du corps électoral, prenait prétexte d’un conflit extérieur pour régler des comptes intérieurs: des armes à destination de l’Indochine furent sabotées dans les manufactures tandis que les blessés rapatriés à Marseille étaient caillassés par les dockers du port... En revanche, pour le Viêtminh, la ligne politique était limpide : guerre à outrance, sacrifice ultime et manipulation de


l’opinion par une propagande massive. Le bilan humain fut terrible : du côté français, 50.000 tués, disparus ou non rentrés de captivité1 dont 1.500 officiers, 2.600 sous- officiers, 17.000 Légionnaires, Nord-Africains ou Africains auxquels il convient d’ajouter 27.000 Indochinois; du côté vietnamien, au moins 900.000 morts, blessés ou prisonniers, soldats de l’APVN, miliciens ou civils.

Chacun connait la bataille Diên-Biên-Phú avec, du côté français, 2.293 tués, 5.195 blessés et 11.721 prisonniers partis dans des camps d’où seulement 3.290 revinrent et, du côté vietnamien, plus de 8.000 tués et 15.000 disparus. Mais, qui se souvient encore, 5 ans auparavant, du naufrage des colonnes des colonels Le Page et Charton tout au long des 110 kms de la RC4 entre Cao Bang et Lang Son ? Alors qu’aucun enjeu ne le justifiait, la France perdit pourtant là, en quelques jours, 2.000 hommes et 3.000 prisonniers dont 70% ne revinrent jamais, contre seulement 700 tués du côté vietnamien...

En 1954, l’offre de négociation proposée par Pierre Mendès France tombait donc à pic. Même si les accords de Genève de juillet 1954 organisant la partition du Viêt Nam à hauteur du 17ème parallèle ne furent jamais appliqués, ils permirent à la France de se dégager d’un conflit que l’opinion refoulait, que ses dirigeants n’assumaient pas et dont les États-Unis supportaient déjà l’essentiel du poids financier et logistique. Après une décennie confuse (1954-1964), les États-Unis s’engagèrent d’ailleurs massivement dans un conflit qui, lui, allait durer 11 ans.


L’anti impérialisme américain


Cette 2ème guerre d’Indochine – dite Guerre du Viêt Nam – démarra de part et d’autre du 17ème parallèle. Au Sud, des gouvernements plus ou moins légitimes furent installés par les Américains afin de constituer un contrepoids méridional à la force septentrionale du Parti communiste (PCV) : ce fut Bao Daï, puis Ngô Dinh Diêm, Duong Van Minh et, enfin, Nguyên Van Thiêu. Au Nord, un vif débat opposa, au sein du Bureau politique, ceux qui, comme Hô Chi Minh, souhaitaient profiter des accords de Genève pour souffler un peu et pratiquer la coexistence pacifique chère aux Soviétiques et ceux qui souhaitaient reprendre sans délai le combat avant que les États-Unis ne s’engageassent davantage dans le conflit. C’est la ligne dure qui l’emporta : aussi l’Armée populaire (APVN) du Nord reconstitua-t-elle tant bien que mal ses unités avec les maquis du Front national de libération (FNL) du Sud – que les Américains dénommèrent alors le Viêt Cong. Quelques purges musclées permirent de s’assurer du moral des cadres. Cette ligne radicale s’incarna en un leader originaire de Quang Tri, en Annam, Lê Duân, secrétaire général du Parti de 1960 à 1986. Il fut épaulé par Pham Van Dông, inamovible Premier ministre pendant 30 ans, et Lê Duc Tho, habile négociateur originaire du Tonkin. Ensemble, ils marginalisèrent Hô Chi Minh fin 1963. S’abritant cependant derrière l’icône rassurante

1 Pour mémoire, les pertes militaires en Algérie – tués ou disparus – furent de 27.500 auxquelles il convient d’ajouter 5.000 civils Français d’Algérie. Pour mémoire encore, les États-Unis déployèrent jusqu’à 100.000 hommes en 2011 en Afghanistan (8.600 e 2020) et déplorèrent 2.300 tués de « l’Oncle Hô », c’est Lê Duân qui exerça le pouvoir réel d’une main de fer dans un gant de crin. D’ailleurs, c’est encore lui qui écartera le général Vô Nguyen Giap dans les années 80 au motif que ce dernier rappelait un peu trop souvent les idéaux originels de la révolution socialiste.

Après John F Kennedy, Lyndon B Johnson engagea au sol jusqu’à 500.000 hommes et multiplia les raids aériens massifs au Viêt Nam Nord, au Laos et au Cambodge. Les pertes américaines, recensées par les médias, dépassèrent vite la centaine de GIs chaque semaine. Deux chefs se distinguèrent alors : du côté vietnamien, Nguyên Chí Thanh qui mourut en 1967 sous un bombardement de B52 au Cambodge et, du côté américain, William C Westmorland qui commanda en chef sous les administrations Johnson et Nixon. Le 31 janvier 1968, l’APV et le Viêt Cong lancèrent l’offensive dite du Têt, au Sud du pays. Avec le recul, son succès militaire apparait comme très mitigé, mais son impact politique fut déterminant puisque l’opinion internationale bascula alors dans l’opposition à cette guerre. L’élection de Richard M Nixon en 1969 permit le désengagement américain. L’APVN maintint la pression pour peser sur les négociations secrètes conduites en France entre Henry Kissinger et Lê Duc Tho. Celles-ci débouchèrent, en janvier 1973, sur les accords de Paris. Ne restait plus au Parti qu’à profiter du retrait américain pour unifier l’ensemble du pays. Ce qui fut fait avec la prise de Saigon le 30 avril 1975. Durant cette guerre, les États-Unis déplorèrent 58.177 tués et 153.303 blessés tandis que le Sud-Viêt Nam sacrifia 255.000 soldats et 430.000 civils. Au Nord, l’on évalue à plus de 3 millions le nombre de Vietnamiens tués durant cette période – soit 6% de la population – auxquels s’ajoutent 2,5M de blessés dans un pays victorieux, mais dévasté.


L’anti impérialisme chinois


Pointait pourtant déjà la 3ème guerre d’Indochine. Paradoxalement, le Viêt Nam pense la sous-région – Viêt Nam, Laos, Cambodge, Thaïlande, Myanmar, Malaisie – en termes indochinois, tout comme auparavant les Britanniques et les Français. Aussi s’est-il toujours senti le tuteur naturel du Laos – ce qui ne posa guère de problème – et du Cambodge – ce qui était une autre histoire... Le leader du PC du Kampuchéa, Saloth Sâr – qui sera ultérieurement connu sous le pseudonyme de Pol Pot ou frère n°1 de l’organisation Angkar – parlait d’ailleurs du Viêt Nam comme : « du dragon noir crachant son venin». En vérité, les deux voisins s’insupportaient, les minorités étaient pourchassées, l’animosité augmentait à mesure que les Khmers rouges se revendiquaient davantage de Pékin. Pour Hanoi, être pris en tenaille par la Chine aussi bien au Nord qu’au Sud-Ouest était tout aussi insupportable que de perdre le contrôle du delta du Mékong. Aussi, à Noël 1978, l’APVN commandée par le général Van Tien Dung envahit-elle le Cambodge avec 110.000 hommes. En 15 jours, elle occupa Phnom Penh. Les dirigeants khmers avaient naturellement déserté, mais leurs exactions apparurent au grand jour : plus de 2 millions de morts entre 1975 et 1979. A Phnom


Penh, la visite du sinistre « centre S-21 » donne encore une pâle vision des horreurs alors commises : elles affectèrent jusqu’à 40% de la population cambodgienne.

Le Viêt Nam installa un gouvernement affidé dont Hun Sen – toujours premier ministre du Cambodge à ce jour – était d’ailleurs déjà membre. L’APVN demeura sur place jusqu’en 1989. Si la question cambodgienne fut diplomatiquement réglée en 1991, une guérilla se poursuivit jusqu’en 1999 avec la défaite finale des Khmers rouges. Pol Pot mourut dans son lit en 1998 et seuls quelques rares dirigeants furent tardivement jugés, du moins ceux non encore morts de vieillesse. Du côté cambodgien, l’on évoque 15.000 tués, ce qui est ridicule puisque les estimations avoisinent plutôt 50.000 morts. Cette 3ème guerre d’Indochine souligna la féroce compétition entre les modèles communistes : vietnamien et cambodgien bien sûr, mais surtout soviétique et chinois. Sur le plan international, c’est bien le Viêt Nam qui stoppa la folie des Khmers rouges mais, sur le plan régional, cette guerre devait aussitôt en déclencher une dernière.

Ce sera la 4ème guerre d’Indochine. Dans un contexte de tensions sino-soviétiques exacerbées, 120.000 soldats chinois pénétrèrent au Nord du Viêt Nam du 17 février au 16 mars 1979 – soit durant un mois – en rétorsion à l’invasion vietnamienne du Cambodge. Ils attaquèrent sur 750 kms de frontière terrestre et ne trouvèrent, face à eux, que 100.000 miliciens locaux. Ils s’enfoncèrent rapidement dans les terres montagneuses du Hà Giang, puis se retirèrent aussitôt en ne laissant derrière eux que ruines et cendres. La Chine ne mobilisa guère de moyens très sophistiqués dans ce conflit car son objectif n’était pas d’occuper le Tonkin, simplement de souligner le caractère punitif de son intervention. Il en ira de même en 1984 lorsque les deux armées s’opposèrent pour le contrôle du Mont Laoshan, les Chinois envahissant la position pour l’évacuer aussitôt en laissant un message clair : « Si l’on veut, on peut ».

Cette opération militaire eut une autre conséquence moins visible, mais sans doute plus déterminante. Elle révéla les graves insuffisances de l’armée chinoise, qui subit alors de sérieux revers et de lourdes pertes. Cela conduisit Deng Xiaoping à lancer un vaste plan de modernisation de l’armée chinoise dont l’on a vu récemment les résultats lors du défilé d’anniversaire des 70 ans de la République populaire de Chine en octobre 2019. Il reste qu’en 1979, c’est à un choc rustique et brutal d’infanterie que l’on assista. Le bilan humain en atteste : 25.000 tués en un mois, soit plus de 830 par jour...

Voici à grands traits ce que furent les guerres d’Indochine. Le Viêt Nam les remporta au prix d’un immense sacrifice humain, d’une pauvreté durable et d’un territoire exsangue, parfois même encore stérile suite aux épandages de dioxine, dit Agent orange. On ne peut pas comprendre le Viêt Nam d’aujourd’hui sans avoir à l’esprit ce mélange d’effroi et de respect. Pour un Français, les monuments aux morts appellent à la mémoire. Pour un Vietnamien, c’est son existence même qui procède d’un passé cruel dont, pour quelques années encore, il peut croiser dans la rue les héros et les victimes.


... la Paix...

Une première chance de paix fut gâchée en 1954. Aucune des parties aux accords de Genève n’entendant les appliquer, s’écoula alors une décennie qui, de façon inexorable, conduisit à la reprise du conflit. Au Nord, les luttes internes au PCV aboutirent en 1963 – on l’a vu – à la marginalisation de Hô Chi Minh au profit de la ligne dure portée par Le Duân. Au Sud, le régime de Ngô Dình Diêm devint à ce point autocratique que les Américains l’éliminèrent en 1963, année où les accrochages Nord/Sud firent leurs premières victimes parmi les conseillers américains déployés sur le terrain.


De l’orthodoxie au renouveau


L’impasse du collectivisme

Une seconde chance de paix s’offrit après 1975. Alors qu’après la chute de Saigon, l’heure aurait dû être à la réconciliation, « Hanoi la vertueuse » mit « Saigon la dépravée » au pas, et les vainqueurs du Fleuve rouge imposèrent aux vaincus du Mékong une brutale « Nord-malisation ».

10% des habitants du Sud-Viêt Nam partirent en camps de rééducation où 165.000 d’entre eux périrent. Le Parti purgea son allié sudiste – le Viêt Cong – et peu de dirigeants en réchappèrent, à l’exception notoire de Nguyên Thi Binh, signataire des accords de Paris de 1973 et vice-présidente de la République jusqu’en 2002. Plus de 1 million de Vietnamiens s’enfuirent alors du pays dont 1⁄4 se noya en Mer de Chine : ce furent les Boat People.

Une collectivisation à outrance fut conduite : l’inflation dépassa 500% l’an, la production agricole s’effondra et une disette durable s’installa. Un strict embargo américain étouffa toute velléité d’échanges internationaux, à supposer qu’il en existât. La réconciliation eut d’autant moins lieu que, si les Sudistes vécurent une normalisation brutale, le doute s’instilla chez certains Nordistes : ils découvrirent qu’après 20 années de présence américaine, le Sud-Viêt Nam avait atteint un niveau de développement qui leur était inconnu : ils avaient donc combattu le diable, mais un diable non dépourvu d’attraits.

« Le chemin se trace en marchant. »

Lao-Tseu 6ème siècle av. JC


Ce sont pourtant des événements extérieurs qui forcèrent au mouvement intérieur. En 1989, les manifestations sur la place Tiananmen à Pékin et la chute du Mur à Berlin puis, en 1991, l’implosion de l’URSS annoncèrent des mouvements de fond que les dirigeants vietnamiens pressentirent, les conduisant à réajuster leur mécanisme de réassurance politique. Le partenariat avec l’URSS et ses satellites, notamment la RDA, sombrait : la coopération soviétique fut suspendue dès 1985. Le Parti ne se reconnaissant ni dans la Glasnost ni dans la Perestroïka, le 6ème Congrès du PCV de 1986 se résigna alors à une politique de renouveau – dite Doi Moi – qui disqualifiait l’expérience de Gorbatchev au bénéfice de celle de Deng Xiaoping.

Le Doi Moi ou renouveau

Se refusant à suivre un modèle soviétique déconsidéré, le Viêt Nam y substitua un nouveau paradigme de progrès.

Tout d’abord, le Doi Moi fit le choix d’un capitalisme d’État « illibéral » défini comme une « économie de marché à orientation socialiste ». Dès 1986, les coopératives fermèrent tandis qu’étaient autorisées les entreprises privées ; en 1987 était votée une loi sur les investissements étrangers ; en 1988 disparaissait le contrôle des prix ; enfin, la Constitution de 1992 reconnut le droit de propriété. Le Viêt Nam s’engagea dans une économie mixte où l’initiative privée prenait les risques et une partie des dividendes tandis que l’État-Parti se réservait les décisions politiques sans jamais oublier l’autre partie des dividendes.

Ensuite, les règles de voisinage furent clarifiées avec la Chine afin d’établir des rapports suffisants sans être excessifs en vue de profiter d’une expérience de libéralisation économique sans remise en cause du régime politique. Bref, ni trop près ni trop loin constitua et constitue encore la ligne de conduite pour ce que l’on pourrait appeler une mitoyenneté géostationnaire. Les relations diplomatiques entre les deux pays furent normalisées en 1991 et un partenariat stratégique signé en 2008. Une opposition existe au sein du bureau politique qu’illustre la non publication du dernier livre blanc sur ladéfense pourtant décidée lors du dernier congrès du Parti. Au nom du principe de réalité, certains refusent qu’y figure une mention sur le caractère encombrant du voisinage chinois tandis qu’au nom du principe de vérité, d’autres soutiennent que les choses doivent être dites. Or, ce n’est pas parce que les régimes politiques sont semblables qu’ils sont égaux : la Chine peut jouer pleinement de la force gravitationnelle de sa centralité alors que le Viêt Nam, ne pouvant prétendre à l’autosuffisance, demeure périphérique. La relation est asymétrique, et elle le restera durablement.

Le Viêt Nam décida aussi de s’ouvrir à sa région : d’où son adhésion à l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) en 1995. Quel paradoxe de voir ce pays rejoindre une organisation créée 30 ans auparavant dans le seul but de protéger les États d’Asie du Sud-Est du communisme ! Mais, il n’y a aucune apostasie dans cette volteface

vietnamienne, seulement un froid opportunisme pour peser davantage dans une zone dont le rôle stratégique devient chaque jour plus patent.

Enfin, le Doi Moi s’ouvrit aussi au monde. Avec l’Union européenne, un accord fut conclu en 1995 ; avec l’Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC), un autre accord fut signé en 1998 ; avec les États-Unis, un Bilateral Trade Agreement entra en vigueur en 2001 après que des relations diplomatiques ont été établies en 1995. Enfin, le 7 novembre 2006, le Viêt Nam intégra comme 150ème membre de l’OMC. C’est aussi à cette époque qu’il adhéra à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) dont le 7ème sommet se tint à Hanoi en 1997. Le Viêt Nam entretient aujourd’hui des relations diplomatiques avec 166 pays ; il a conclu des partenariats stratégiques avec la Russie (2001), le Japon(2006), l’Inde (2007), la Chine (2008), la Corée du Sud (2009) et la France (2013). Au 1er janvier prochain et pour une durée de deux ans, il deviendra l’un des 10 membres non permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies... Quelle trajectoire politique !

Mais, trajectoire économique aussi : sitôt le Doi Moi engagé, l’économie et la société tirèrent profit de l’ouverture. Un profit quantitatif puisque la croissance oscille désormais entre 6 et 8% l’an tandis que le PIB/habitant est passé de 420$ en 1986 à 2.300$ en 2017 ; le Viêt Nam est désormais le 2ème producteur mondial de café et le 3ème de riz. Mais, un profit qualitatif également puisqu’en s’ouvrant, le Viêt Nam s’est mesuré aux standards internationaux, aux normes multilatérales et aux « bonnes pratiques » le faisant entrer de plain-pied dans la mondialisation. Aucun magazine économique n’omet désormais d’inclure le Viêt Nam parmi les nouveaux pays émergents. Faut-il pour autant voir dans le Viêt Nam un dragon de type singapourien ? Rien n’est moins sûr : tout d’abord parce que son économie reste centrée sur les créneaux rustiques des chaines de valeur ; ensuite parce que sa dépendance à l’égard de la croissance chinoise s’accroît vite ; enfin parce que son marché domestique n’offre pas une profondeur optimale.


Parti unique et émergence


La paix est-elle durable ? Tout dépend de la pérennité du modèle politique : un logiciel de gouvernance fermé est-il compatible avec un logiciel d’émergence plus ouvert ou bien, à l’inverse, l’ouverture sonne-t-elle irrésistiblement le glas du régime ?

Logiciel de gouvernance fermé

S’il n’est pas politiquement correct de le dire, le régime de parti unique a sans conteste favorisé le décollage du Viêt Nam. Peut-il maintenant l’asphyxier ? L’on commettrait une erreur d’appréciation en lestant d’une dimension trop idéologique l’adhésion au Parti. Longtemps, il est resté élitiste, avec 4 millions de membres, soit 4,5% de la population. Il est aussi resté un parti lourd n’évoluant que par consensus entre le secrétaire général, le premier ministre, le président de l’État, le président de l’Assemblée, les 14 membres du Politburo et les 200 membres du Comité central. Enfin, le parti n’a jamais rechigné aux intrigues : chaque évolution a procédé d’oppositions violentes exprimées en vase clos.

Simplement, les clans – même les perdants – ont toujours trouvé plus d’avantages à s’affronter en famille plutôt qu’à se mesurer en public.

En outre, le Partia du flair. De même qu’au milieu des années 80, il anticipa le changement de sa réassurance politique, de même ressentit-il, dans les années 90, le besoin de faire évoluer sa base. Et il y a réussi ! Le Parti compte moins de paysans et d’ouvriers que dans la société demeure supérieure. Sans le proclamer au-dehors, il a opéré une transformation au-dedans en faveur des générations montantes, celles qui veulent réussir et savent ce qu’elles ont à gagner à s’abriter sous l’ombrelle de l’État- Parti. Pour les jeunes cadres, il est plus important d’être adhérent que d’être communiste et, pour le Parti, mieux vaut enrôler de jeunes obligés que d’entretenir de vieux militants.

Enfin, l’élévation du niveau de vie a accentué la vénalité de la société. Là encore, il convient d’éviter une erreur d’appréciation : la corruption existe ici comme ailleurs, mais elle se rapproche davantage d’un fonctionnement tarifé que d’une vénalité délictuelle. Il est admis que la responsabilité publique permet l’enrichissement privé : toute décision s’acquiert selon des critères informels, mais normés. Le Viêt Nam pratique un « communisme censitaire » où les charges ont un prix, les remboursements un poids et les décisions une valeur.

Le 12ème Congrès du PCV en janvier 2016 a écarté l’équipe dite « libérale » du Premier ministre Nguyen Tân Dung pour y substituer une équipe plus « conservatrice » derrière laquelle l’on devina aussitôt la main de Pékin. D’habitude, trois dirigeants dominaient le régime : le secrétaire général du Parti, le premier ministre et le président de l’État, provenant chacun du Nord, du Centre et du Sud du pays. Mais, en 2016, quatre dirigeants émergèrent : Nguyen Phú Trong secrétaire général (72 ans, Nord), Nguyen Xuân Phúc Premier ministre (64 ans, Centre), Tràn Dai Quang président de l’État (62 ans, Nord) et Nguyen Thi Kim Ngân présidente de l’Assemblée (64 ans, Sud). L’homme fort est le secrétaire général dont le rôle fut renforcé après le décès du président de l’État en septembre 2018 puisque l’Assemblée nationale permit qu’il cumulât ses fonctions avec celles de président de l’État jusqu’au prochain congrès du Parti en 2021. C’est là une situation inédite au Viêt Nam, reproduisant celle de Xi Jiping à Pékin. La préparation du 13ème congrès du Parti prévu en janvier 2021 devra être suivie de près afin de déterminer si l’organisation actuelle du pouvoir est circonstancielle ou bien si elle doit devenir structurelle. Parmi les étoiles montantes, l’on parle de Trân Quôc Vuong (66 ans, Nord), secrétaire permanent du Parti. Mais, comme l’opacité prévaut toujours, seuls les résultats permettront d’expliquer a posteriori leurs prémices.

Logiciel d’émergence plus ouvert

Second défi : quelle est la robustesse du contrat social ? Les Vietnamiens nourrissent un nationalisme sincère, mais leur réputation industrieuse n’est en rien usurpée. D’où un mélange de destin collectif et d’individualisme forcené dont la réconciliation procède d’une forte continuité entre le Parti, la province, le clan et la famille où se nouent les solidarités essentielles.

La société bouge, et elle bouge vite. Une classe moyenne mieux formée, plus impatiente et numérisée se développe. Elle s’exprime plus librement et craint moins d’affirmer ses attentes. La croissance offre plus d’opportunités, mais elle suscite aussi plus d’exigences difficilement satisfaites. Une course-poursuite est donc engagée entre, d’un côté, le Parti qui entend contrôler la classe moyenne et, de l’autre, l’État qui doit fournir des politiques publiques d’une qualité suffisante pour la contenter. Or, si le parti manœuvre bien, l’État reste d’une piètre efficacité : le compte n’y est donc pas. D’où une frustration croissante dans un contexte sécuritaire plus strict. L’on compte désormais plus de 35 millions de comptes Facebook au Viêt Nam et la pression s’accroit sur les relais d’opinion : journalistes, activistes, avocats, bloggeurs... Bien qu’ayant renforcé son poids au sein du comité central et du bureau politique, l’appareil répressif s’inquiète : en 2017, l’on dénombra 17 arrestations du chef de propagande contre l’État contre 4 en 2016 ; 10 journalistes se sont vus retirer leur carte professionnelle ; plusieurs peines de mort ont été prononcées... et exécutées.

Au Viêt Nam, on peut tout faire sauf de la politique. D’ailleurs, la plupart des Vietnamiens sont indifférents aux enjeux politiques dès lors que leurs conditions de vie s’améliorent : plusieurs décennies de guerres les ont affranchis de bien des velléités idéologiques. S’établit alors un « donnant-donnant » au terme duquel le Parti perdurera tant qu’il garantira la prospérité tandis que les individus prospèreront tant qu’ils ignoreront tout militantisme. Par ailleurs, comme partout en Asie, prédominent les réseaux : le fameux Qua-hê. L’on ne prospère que grâce aux rhizomes de ses réseaux et au maillage de ses filets... Ajoutons que la classe moyenne déploie une énergie folle pour s’en sortir et, sans l’afficher, elle mitonne toujours un « plan B » familial plus que national : études à l’étranger, liens avec des cousins Viêt kiêu, épargne investie off-shore, achats immobiliers à l’extérieur. La réalité est loin de se limiter à ce qui se voit...

Enfin, rappelons que 4 millions de Vietnamiens forment une puissante diaspora – les Viêt kiêu – depuis 1954 et, surtout, depuis les Boat people de 1975. Les plus fortes communautés sont installées aux États-Unis (2,2M), en France (300.000) et en Australie (300.000). Longtemps exclus par les autorités, les Viêt kiêu font désormais l’objet de beaucoup d’attentions puisqu’ils ramènent au pays autour de 4 Mds$ l’an, mais aussi des expériences et des savoir-faire. Ils apportent un mode de vie, des habitudes et une liberté de ton plutôt inédits. Le temps passant, bien des Viêt kiêu ont à cœur de terminer leur vie près de leurs aïeux mais, le temps étant passé, ils forment l’avant-garde d’aspirations réelles mais inassouvies.

Logiciel fermé de gouvernance et logiciel ouvert d’émergence cohabitent donc : ils chemineront de concert tant que le « donnant-donnant » fonctionnera. Si l’on devine bien la précarité d’un tel équilibre, nul ne peut prédire si cette situation se maintiendra, se minera doucement ou explosera soudainement...


Périls en Mer de Chine


Les défis que le Viêt Nam doit désormais relever ne sont pas minces. Mais, une chose est sûre: ils sont tous pressants. Certains sont d’ordre intérieur comme l’impérieuse nécessité de promouvoir une cohésion sociale plus sincère. D’autres sont d’ordre économique puisqu’en devenant l’un des sous-traitants de la Chine, le Viêt Nam accepte de dépendre d’une croissance extérieure – ce qui ne lui ressemble guère – plutôt que de s’appuyer sur ses capacités intrinsèques de développement. Toutefois, l’enjeu le plus aigu est lié aux tensions croissantes en Mer de Chine méridionale, qu’au Viêt Nam, l’on appelle la Mer de l’Est.

L’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) regroupe 10 pays répartis sur 4,5M km2, peuplés par 613 millions habitants, soit 9% de la population mondiale pour un PIB de 2.800Mds$, soit le 5ème bloc économique mondial poussé par une croissance d’environ 5% depuis 10 ans. Située entre la Chine, l’Inde et l’Océanie, à l’articulation des Océans Pacifique et indien, l’ASEAN est extraordinairement hétérogène: diversité religieuse avec le bouddhisme (Thaïlande), le christianisme (Philippines) ou l’islam (Indonésie); diversité politique avec des républiques (Philippines, Singapour), des monarchies (Malaisie, Thaïlande) ou des régimes autoritaires (Viêt Nam, Birmanie) ; diversité ethnique mêlant austroasiates, kinhs, hmongs, taïs et tibéto-birmans ; diversité économique avec des pics de richesse (Singapour: 90.500$/hab) et des poches d’extrême pauvreté (Cambodge : 4.010$/hab).

Un point commun cependant : tous ces pays côtiers partagent avec la Chine un espace maritime formant l’une des zones les plus disputées au monde, qu’il s’agisse des routes maritimes comme des réserves d’énergies fossiles. Les revendications territoriales sont endémiques. Pas seulement en Mer de Chine méridionale d’ailleurs puisque, dans le Pacifique Nord, d’autres conflits opposent la Chine, le Japon et la Corée. Mais, dans le Sud-Est asiatique, les tensions sont extrêmes de par la richesse du plateau continental et l’importance de détroits où se concentre le trafic maritime : Malacca, Singapour, La Sonde, Makassar... 50.000 navires, 1⁄4 du transport maritime mondial et 1⁄2 des transports d’hydrocarbures – dont 70% du pétrole nécessaire à la Chine – ainsi qu’une part importante des approvisionnements et des exportations japonaises transitent chaque année par le détroit de Malacca. C’est aussi par ce même détroit que passe la route maritime prévue par l’initiative One Road, One Belt, encore appelée Belt and Roads Initiative (BRI) ou Nouvelles routes de la Soie, lancées en 2013 par Xi Jinping. Pour couronner le tout, un fort nationalisme porté par de vifs sentiments antijaponais et « Le passé est dépassé, le futur aléatoire, la seule réalité est ici et maintenant ». Bouddha antichinois agite sans cesse des opinions publiques perméables à l’ostracisme. L’on relève, enfin, une augmentation significative des dépenses militaires de pays de moins en moins contraints par les accords multilatéraux de désarmement ayant favorisé la sortie de la guerre froide. Ainsi, avec plus de 220Mds$, le budget chinois consomme-t-il 14% des dépenses militaires mondiales. Ce budget augmentait de 10% l’an avant 2015 et il a encore crû de 8% en 2017 et de 7,5% en 2018, soit un rythme supérieur à celui de la croissance économique (6 à 6,5%).

Dans cette région, les États-Unis défendent leurs intérêts. Pour des raisons de principe, tout d’abord puisque n’oublions pas que c’est au nom de la liberté de navigation qu’ils entrèrent en guerre en avril 1917. Du fait du « pivotage » de la stratégie américaine vers l’Asie-Pacifique, ensuite, conceptualisée en 2011 par l’Administration Obama (article de Hilary Clinton publié dans la revue Foreign Policy en octobre 2011) et non infirmée par l’Administration Trump. Hélas, en janvier 2017, le désengagement américain du TransPacific Partnership (TPP) ouvrit un boulevard à l’expansionnisme maritime chinois. La recherche obsessionnelle de l’America First peut aussi conduire à une « insolvabilité stratégique » des États-Unis. Pour autant, ils conservent sur zone une présence militaire significative tant à terre (Corée, Guam et Okinawa) qu’en mer (7ème flotte en Pacifique Ouest et Océan indien et 3ème flotte en Pacifique Est et Nord).

L’Empire du Milieu, lui, affiche une ambition très claire : celle de retrouver le rang qu’il tenait à la fin du XVIIIème siècle avant l’humiliation de la guerre de l’opium, des traités inégaux, de la révolte des Taiping, de la guerre des Boxers, du sac du Palais d’été et de l’occupation japonaise. La volonté de contrôler son voisinage est renforcée par les $ performances de puissance de la Chine. En mer, Pékin exprime des prétentions énoncées dès 1947 sous le régime de Tchan Kaï-chek, puis reprises après la révolution de 1949 par celui de Mao Zedong. Alors que le traité de Montego Bay (Jamaïque) de 1982, pourtant signé par la Chine, stipule qu’un État dispose d’eaux territoriales sur 12 miles, d’une zone économique exclusive sur 200 miles et d’une extension possible du plateau continental sur 350 miles, Pékin n’en a cure et poursuit une politique propre : celle de la « ligne en 9 traits » ne revenant à rien d’autre que de transformer la Mer de Chine en un lac chinois.

S’agissant du Viêt Nam, la contestation porte surtout sur les archipels des Paracels ou Hoang Sa, et des Spratleys ou Truong Sa. Les Paracels sont disputées par la Chine et le Viêt Nam auxquels, pour les Spratleys, s’ajoutent les Philippines. Nombre d’arguments archéologiques, cartographiques et juridiques sont avancés de part et d’autre. En vérité, pour les Paracels, la messe semble plutôt dite puisque, depuis 1974, la Chine occupe de l’archipel vive force. Pour les Spratleys, Pékin mène une politique de « poldérisation ». Les accrochages se multiplient donc, sans jamais aller jusqu’au conflit ouvert, du moins jusqu’à ce jour.

Cette instabilité a peu de chances de cesser. En effet, le centre de gravité économique de la Chine se situant toujours sur sa côte, la prévention des menaces maritimes constitue pour elle une priorité vitale. Aussi l’amiral Liu Huaqing a-t-il défini une stratégie prévoyant une 1ère chaine d’îles comme zone de sécurité, puis une 2ème chaine d’îles comme zone de protection. Au soutien de cette stratégie a été lancé un plan à long terme destiné à doter Pékin d’une marine moderne avec de vraies capacités de projection. Avec 1,5 million de tonnes pour 600 navires de combat, la marine chinoise engloutit 20% du budget militaire du pays et se place désormais au 2ème rang des forces navales mondiales, derrière l’US Navy.

Un embrasement pourrait résulter d’une action délibérée de la Chine: c’est peu probable puisque Pékin préfère laisser mûrir les fruits avant de les cueillir. Il pourrait aussi procéder d’une étincelle provoquée par un sentiment antichinois exacerbé : c’est toujours possible. Il pourrait, enfin, résulter d’une cause climatique : tous les archipels contestés sont, en effet, de basses terres vulnérables à une élévation du niveau de la mer. 1⁄2 du delta du Mékong et 1⁄4 du Cambodge seraient engloutis par une élévation des eaux de 1 mètre. D’ailleurs, dans le monde, 70% des populations menacées par les inondations côtières sont en Chine (93M personnes concernées), au Viêt Nam (31M), en Indonésie (24M), en Thaïlande (12M) ou aux Philippines (10M). C’est bien la preuve que les revendications en Mer de Chine n’ont guère d’enjeu humain ni territorial, mais avant tout de puissance et, subsidiairement, énergétique.

Par voies de fait successives, la Chine pousse ses pions en s’arrêtant juste avant le point de rupture, puis en attendant l’occasion suivante, et ainsi de suite. C’est un jeu dangereux, source d’incessants incidents entre bateaux blancs (garde-côtes), bâtiments gris (Marine) et étranges chalutiers dont l’armement ne se limite toujours à d’innocents filets de pêche. Les Chinois détestent que ces questions soient abordées dans des enceintes comme l’ASEAN ou les Nations Unies. Les pays riverains sont donc condamnés à se réarmer en jouant alternativement des influences chinoise et américaine.

Pour longtemps encore, le Viêt Nam devra naviguer – c’est le cas de le dire... – entre des provocations permanentes et un conflit ouvert dont l’issue serait plus qu’incertaine pour lui. Mais, n’est-ce pas déjà ce que l’on aurait pu dire en 1945, en 1954, en 1975 ou en 1986 ?

La France, elle, n’est pas indifférente à cette situation préoccupante. Pour des raisons de principe liées à la liberté de navigation : ainsi, avec l’Allemagne et le Royaume Uni, elle a appelé les parties à la responsabilité par une déclaration conjointe du 28 août 2019. Quant à la Marine nationale, elle reste présente sur zone, ce qui est difficile et courageux. Pour des raisons tactiques ensuite car il ne faudrait pas que l’unilatéralisme chinois en vienne à laminer les fondements du droit international de la mer auxquels la France, 2ème puissance maritime mondiale par l’étendue de sa zone économique exclusive, est plus que tout autre attachée.


En conclusion, je souhaiterais poser une question : connaissez-vous Madame Phan Thi Kim Phùc ? Non, me répondrez-vous.

Pourtant, vous connaissez tous son visage : c’est celui de la petite fille qui, en juin 1972, fut si gravement brulée au napalm après une erreur de bombardement de l’aviation sud- vietnamienne. Sa terreur d’enfant fut immortalisée par Nick Ut, photographe vietnamien de l’agence Associated Press. Il obtint le Prix Pultitzer pour ce cliché, qui fit le tour du monde et bouleversa l’opinion internationale. Après 17 interventions chirurgicales, Phan Thi Kim Phùc s’est plus ou moins rétablie. Refusant de cautionner la propagande qui instrumentalisait son destin, elle s’enfuit du Viêt Nam en 1994 et vit aujourd’hui au Canada où elle dirige une fondation dédiée aux enfants victimes de la guerre.

L’évocation de cette belle personne, que j’eus le plaisir de rencontrer, n’est destinée qu’à souligner une seule chose : lorsqu’on arrive au Viêt Nam, l’on ne peut que ressentir du respect pour l’histoire tragique d’un pays sur lequel les Français portent encore souvent un regard romantique.

Considérant le passé, l’on ne peut qu’éprouver une admiration sincère pour la résilience de ce peuple et la trajectoire de ce pays. Considérant l’avenir, l’on ne peut qu’être saisi par l’escarpement du chemin restant à gravir. L’espoir doit cependant prévaloir : d’où peut-il provenir ?

Le Viêt Nam compte aujourd’hui 96,5 millions d’habitants. En 2050, il devrait en compter 113 millions dont la moitié aura de moins de 25 ans. Ce sont donc ces jeunes qui, demain, façonneront la destinée de leur pays.

Le doute n’est donc plus permis puisque, comme le rappelait l’orientaliste Paul MUS, professeur au Collège de France2 :

« La France a fait les Français alors qu’il faut plutôt expliquer le Viêt Nam par les Vietnamiens... »

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