“ Le retour de la Turquie du président Erdogan sur la scène du Proche et du Moyen Orient”
Aurélien DENIZEAU
Membre du Programme Turquie de l’IFRI
Le retour d’une diplomatique turque active au Moyen-Orient a été l’un des phénomènes les plus intéressants de l’après-guerre froide. Mais alors que la Turquie, dans les années 2000, paraissait maîtriser son approche de la région, sa politique une décennie plus tard paraît beaucoup plus hasardeuse, voire incohérente. Pour comprendre cette évolution, il est nécessaire de faire un retour historique sur l’approche turque du Moyen-Orient. Celui-ci est nécessaire pour essayer de déterminer les objectifs actuels d’Ankara. Reste enfin à évaluer les forces et les faiblesses turques pour la mise en œuvre de cette stratégie.
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La position turque au Moyen-Orient ne peut se comprendre sans revenir sur le passé (et le passif) d’Ankara dans la région. Au-delà du lointain héritage de l’Empire Ottoman (qui a dominé la quasi-totalité du monde arabe jusqu’à son délitement, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle), c’est aux années 1980 qu’il faut remonter pour trouver trace d’un réel intérêt turc pour la région. Jusqu’alors, marquée par l’héritage kémaliste, la diplomatie d’Ankara se tournait essentiellement vers l’Europe et les États-Unis, dont le pays était un solide allié au cours de la guerre froide. Mais, après quelques timides ouvertures à partir des années 1960, le Premier ministre Turgut Özal (1983-1989) comprend le potentiel économique du Moyen-Orient et cherche à intensifier les relations commerciales de la Turquie avec les États qui le composent. De cette époque date l’ambition turque, jamais démentie par la suite, de construire dans la région une coopération économique fructueuse.
L’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement [Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP], en 2002, débouche sur un intérêt renforcé de la Turquie pour le Moyen-Orient. Un homme en particulier, Ahmet Davutoğlu, voit son influence se renforcer : conseiller du Premier ministre de 2002 à 2009, il devient ensuite ministre des Affaires étrangères, et ce jusqu’en 2014. Dans ses écrits, il développe l’idée selon laquelle la Turquie doit trouver au Moyen-Orient sa « profondeur stratégique », à savoir la possibilité d’y accroître, via notamment le commerce, son influence stratégique et diplomatique en vue de peser comme puissance globale. C’est en particulier entre 2009 et 2010 que cette politique connaître un approfondissement marqué : la Turquie développe considérablement ses liens avec les pays arabes, notamment la Syrie, signe avec l’Iran et le Brésil un accord tripartite en vue de régler le problème du nucléaire iranien, et connaître une série de crises avec Israël qui renforcent sa popularité dans le monde arabo-musulman.
L’année 2011 représente une rupture fondamentale, qui impacte encore aujourd’hui la politique étrangère turque. Confrontée aux révolutions arabes qu’ils n’avaient pas anticipées, le Premier ministre Erdoğan (2003-2014) et Ahmet Davutoğlu font alors une erreur de diagnostic : persuadés que ce phénomène va aboutir à une démocratisation générale du Moyen-Orient, ils décident de soutenir les mouvements contestataires. Plus particulièrement, ils apportent leur soutien à la confrérie des Frères Musulmans, qu’ils espèrent voir arriver au pouvoir en Tunisie, en Égypte ou en Syrie par le biais d’élections démocratiques. La Turquie se propose alors d’être, sinon un modèle, du moins une source d’inspiration pour les pays en quête de démocratisation. Dans ce cadre, le partenariat égyptien est particulièrement mis en avant après l’élection à la présidence de la République de Mohammed Morsi (2012-2013), soutenu par les Frères Musulmans.
Mais en 2013, cette nouvelle orientation se voit mise en échec par trois éléments. D’une part, les manifestations dites « de Gezi », qui soulèvent une partie des Turcs contre le gouvernement AKP au printemps, révèlent les limites du modèle démocratique turc. D’autre part, le coup d’État du 3 juillet chasse les Frères Musulmans du pouvoir en Égypte, privant Ankara d’un partenaire essentiel. Enfin, début septembre 2013, Barack Obama renonce à intervenir contre le régime de Bachar al-Assad, accusé d’avoir utilisé des armes chimiques contre les contestataires syriens : dès lors, il apparaît qu’il n’y aura pas d’intervention en vue de renverser le gouvernement syrien, comme l’espérait la Turquie. La doctrine professée par l’AKP se voit dès lors conduite à l’impasse, d’autant que l’émergence de nouvelles menaces conduit la Turquie à revoir ses priorités : en Syrie, les groupes autonomistes kurdes prennent le contrôle du nord du Pays, qu’ils rebaptisent « Rojava ». Le principal mouvement qui s’y impose est le Parti de l’Union Démocratique (PYD), issu du PKK turc – un mouvement considéré comme terroriste par Ankara et ses partenaires occidentaux, et actif depuis les années 1980. Désormais, le nord syrien est perçu comme une menace prioritaire, et la Turquie est conduite à revoir ses objectifs.
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La priorité aujourd’hui pour Ankara est redevenue d’ordre sécuritaire ; la question de l’influence ou même des relations commerciales se voit mise en retrait. Et c’est vis-à-vis de la Syrie que ces enjeux de sécurité sont les plus essentiels. La Turquie y poursuit trois objectifs : empêcher la constitution d’une entité autonome kurde tenue par le PYD ou liée d’une façon ou d’une autre au PKK ; apparaître comme garante des intérêts des groupes rebelles dans le processus de résolution du conflit ; et, à plus long terme, participer à la reconstruction politique et économique du pays. Ces objectifs guident en grande partie la politique étrangère turque – ils ont par exemple été à l’origine de plusieurs interventions armées sur le sol syrien, à partir de l’été 2016. La Turquie y maintient désormais des forces terrestres, qui épaulent les mouvements rebelles aux alentours de la région d’Idlib.
Au-delà de ces priorités, Ankara poursuit deux objectifs secondaires qui paraissent aujourd’hui de plus en plus contradictoire. D’une part, il y a la volonté se satisfaire l’opinion publique, et notamment les sunnites conservateurs, qui constitue la base électorale de l’AKP et dont ce dernier se veut le défenseur. L’accent est ainsi mis sur le rôle d’une Turquie qui dénoncerait les injustices faites aux musulmans palestiniens et birmans, ou aux sunnites turcophones d’Irak. Mais parallèlement, la Turquie cherche à tout prix à éviter une nouvelle crise diplomatique. Ce qui supposerait, dans l’idéal, de réduire autant que possible son implication dans les conflits identitaires qui minent la région. Il faut donc réussir à maintenir un délicat équilibre : se présenter comme une puissance défendant les sunnites opprimés à l’étranger sans aller jusqu’au conflit avec des acteurs étrangers. Plusieurs exemples illustrent cette diplomatie d’équilibre. Ainsi, malgré les critiques régulièrement exprimées par les officiels turcs envers l’Iran, à qui ils reprochent son soutien au gouvernement de Bachar al-Assad et aux milices chiites d’Irak, l’accusant de sectarisme envers les populations sunnites, les relations bilatérales restent bonnes. Après des tensions début 2016, les deux pays ont apaisé leurs différends et leur coopération commerciale, favorisée par leur complémentarité économique, semble même survivre aux nouvelles sanctions que Donald Trump applique à l’Iran. Autre illustration de cette volonté d’équilibre, la défense des Palestiniens se réduit souvent au verbe. Lorsque Donald Trump a décidé le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem, en décembre 2017, Recep Tayyip Erdoğan a réuni l’Organisation de la Coopération Islamique à Istanbul, et proclamé que la Turquie reconnaîtrait Jérusalem-Est comme capitale de la Palestine… tout en rajoutant prudemment que cette reconnaissance ne se concrétiserait qu’une fois les conditions politiques et diplomatiques remplies – ce qui revient à ne rien faire en l’absence préalable d’accord israélo-palestinien. L’affaire Jamal Khashoggi, ce journaliste séoudien assassiné dans les locaux de son consulat à Istanbul, a aussi montré les limites de la diplomatie de crise : si le pouvoir turc a dans un premier temps paru réagir durement face aux méthodes employées par Riyad, l’impact de ces tensions sur les relations bilatérales a été finalement faible.
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Pour atteindre ces objectifs multiples et parfois contradictoires, la Turquie dispose encore d’un certain nombre d’atouts. En premier lieu, elle peut compter sur une coopération très active avec la Russie, redevenue un acteur primordial au Moyen-Orient. Les deux pays négocient en particulier l’avenir de la Syrie, ce qui peut permettre à Ankara de prétendre jouer un rôle dans sa reconstruction future. Cette coopération est d’ailleurs renforcée par sa bonne entente avec l’Iran, troisième puissance impliquée dans la crise syrienne et autre partenaire indispensable à tout potentiel règlement. En termes d’alliance, Ankara peut toujours compter un certain nombre de soutiens, certes de plus en plus rares. En plus des rebelles syriens, la Turquie soutient le gouvernement libyen reconnu par l’ONU et dirigé par Fayez al-Sarraj ; il peut espérer jouer, à terme, un rôle dans un processus politique de règlement de la crise libyenne. Par ailleurs, la Turquie peut compter sur l’alliance du Qatar, dont elle est désormais, à la faveur de la crise qui déchire les monarchies du Golfe, le principal partenaire politique et stratégique. Sa bonne image dans le monde arabe est un élément d’influence indéniable, tandis que son armée, qui connaît un processus non-négligeable de modernisation, lui assure le maintien d’un hard power essentiel en ces temps de crise.
Néanmoins, les faiblesses qui grèvent l’action diplomatique turque apparaissent de plus en plus préoccupantes et obèrent la capacité d’Ankara de réaliser ses objectifs à long terme. En premier lieu, se pose le problème du manque de stratégie. La Turquie paraît incapable de choisir une ligne claire dans les conflits qui fragilisent la région. C’est ainsi qu’après avoir paru se ranger dans le camp des puissances conservatrices sunnites face à l’Iran début 2016, elle se montre aujourd’hui bien plus proche des positions de Téhéran. Sans doctrine claire, la Turquie paraît réduite à jouer au coup par coup, saisissant des opportunités de court terme sans développer une stratégie cohérente. En ce sens, elle est souvent contrainte de réagir aux évènements, davantage que de les provoquer ; plus que l’anticipation, c’est l’opportunisme politique qui semble dominer sa diplomatie. Or, elle perd dans le même temps un instrument d’influence efficace en raison de la crise économique qui la frappe. Alors même que sa puissance commerciale lui permettait de pénétrer efficacement le Moyen-Orient, Ankara pourrait bien se voir privé des moyens financiers de ses ambitions. D’autant que sa position en Syrie et en Irak – les deux États qui lui permettaient un accès terrestre au monde arabe – est considérablement compromise. Il faut ajouter à cela de mauvaises relations avec plusieurs acteurs essentiels au Moyen-Orient : aux tensions avec Tel-Aviv et Riyad s’ajoute l’absence totale de relations diplomatiques avec l’Égypte. Ankara se heurte par ailleurs à l’hostilité des mouvements kurdes, et par ricochet de leurs soutiens occidentaux. Dans ces conditions, sa capacité à restaurer un cadre environnemental sécurisé et à pacifier ses relations avec les acteurs locaux paraît compromise.
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Au cours des dernières années, le rôle de la Turquie au Moyen-Orient a eu tendance à s’affaiblir. Pour surmonter les difficultés auxquelles elle fait face, il faudrait qu’elle parvienne à définir une stratégie claire, à long terme. Mais cela ne serait probablement pas possible tant que la crise syrienne fera peser une menace immédiate sur sa frontière sud. Pour le moment, la Turquie essaie donc de reporter sa stratégie d’influence sur d’autres théâtres diplomatiques, notamment l’Afrique, où elle se montre très active ; toutefois, aucune autre région que le Moyen-Orient ne peut lui apporter la profondeur stratégique qu’elle espérait y trouver à la fin des années 2000.
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