(Turquie – Iran – Arabie)
Mathieu Guidère
Professeur des Universités
Introduction : un trio problématique
Il ne se passe pas un jour sans que l’on entende parler de l’un de ces trois pays : l’Arabie saoudite, l’Iran ou la Turquie. Mais les nouvelles sont rarement réjouissantes : qu’il s’agisse des cours du pétrole qui varient en fonction de la situation saoudienne, du risque de guerre avec l’Iran en raison de son programme nucléaire ou de son hostilité à l’égard d’Israël, ou encore des affrontements incessants avec les milices kurdes en Turquie. Depuis quelques années, ce trio a acquis sur la scène internationale le statut de puissances régionales, mais il reste méconnu et parfois mal compris. Voici quelques clés de compréhension.
Un triangle stratégique
Dans la région communément appelée « Moyen-Orient » (Golfe persique et Proche-Orient), il existe une structuration stratégique triangulaire entre l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite (AS) qui se manifeste par un jeu complexe de postures politiques et de positionnements géopolitiques, faisant de ces trois États des puissances régionales influentes dans cette région et même au-delà. Chacun joue avec les forces et les faiblesses des autres puissances, en ayant recours à la carte religieuse et en soutenant des groupes à caractère confessionnel, dans des affrontements indirects dans des guerres par procuration.
Ce jeu triangulaire se manifeste dans diverses zones de crise ou de conflit allant jusqu’à la guerre civile dans certains pays : c’est le cas du jeu de l’Iran, de l’AS et de la Turquie en Syrie et en Irak, deux pays qui offrent une illustration patente de l’affrontement entre Sunnites et Chiites. C’est le cas aussi au Yémen et au Liban où l’affrontement entre Sunnites et Chiites oppose essentiellement des groupes soutenus par l’Iran d’un côté et par l’AS de l’autre.
Mais il existe également une rivalité exacerbée dans le camp sunnite qui oppose les Sunnites de la tendance frériste (les Frères musulmans) aux Sunnites de la tendance salafiste (les Wahhabites). Ainsi, la Turquie s’oppose à l’Arabie Saoudite sur l’embargo imposé au Qatar et instrumentalise l’affaire du journaliste saoudien assassiné (Kashoggi) à des fins de politique intérieure et extérieure.
Cette rivalité entre les deux puissances régionales du camp sunnite va plus loin puisque l’Arabie saoudite (alliée de l’Egypte et des Émirats arabes unies) et la Turquie (alliée au Qatar) s’affrontent indirectement en Libye en soutenant des groupes opposés, à la fois financièrement et militairement : soutien aux milices islamistes d’un côté (pour la Turquie et le Qatar) et soutien à un maréchal à la retraite de l’armée libyenne (pour l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats).
Cette rivalité inter-musulmane (Sunnites contre Chiites) et intra-musulmane (Sunnites contre Sunnites) n’est pas nouvelle et remonte au premier siècle de l’ère musulmane (VIIe siècle de notre ère), siècle durant lequel les musulmans se sont opposés, à la mort du prophète Mahomet (en 632) sur deux questions essentielles qui vont avoir un impact déterminant sur la suite des événements : Qui est légitime pour diriger la communauté musulmane ? Sous quelle forme de gouvernement faut-il assurer cette direction ?
Sur la question de la légitimité, le schisme de 661 a vu s’instaurer, jusqu’à nos jours, l’opposition entre Chiites, qui voulaient que le dirigeant de la communauté musulmane soit issu de la famille du Prophète (Ahl al-Bayt), et les Sunnites qui voulaient que le chef puisse être n’importe quel musulman ayant les qualités morales reconnues par la communauté. Au fil des siècles et des guerres internes, les Sunnites sont devenus majoritaires (1,3 milliards de Sunnites aujourd’hui contre 150 millions de Chiites environ dans le monde).
Sur la seconde question (la forme du gouvernement), il y a eu également opposition violente, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours sous la forme d’États institués mais toujours rivaux.
Une rivalité sans cesse renouvelée
Il existe aujourd’hui plusieurs formes de gouvernement et de gouvernance qui sont promues par ces trois puissances dans le cadre d’un jeu de rivalité qui se manifeste sur la scène politique, diplomatique et militaire.
D’abord, il y a un « Royaume musulman » dont l’Arabie saoudite se présente comme le modèle et en fait la promotion à travers le Conseil de coopération du Golfe (CCG), club fermé de monarchies (excluant le Yémen) et un moment menacé par le Printemps arabe (2011). Il a d’ailleurs proposé, à cette occasion, d’intégrer en son sein les deux autres monarchies du monde arabe, à savoir la Jordanie (royaume hachémite, pourtant historiquement opposé aux Saoudiens) et le Maroc, pays du Maghreb très éloigné géographiquement du CCG mais seule monarchie musulmane ayant survécu à la colonisation française de l’Afrique et ayant toujours à sa tête un Roi avec le titre officiel de « Commandeur des croyants » (amir al-muminin).
Ensuite, il y a une « République islamique » dont l’Iran est le porte-drapeau depuis sa création en 1979. Il a fait un axe de sa politique étrangère sa volonté d’exportation de la « Révolution islamique » et procédé, au fil du temps, à la création de groupes islamistes affidés dont le plus connu est le Hezbollah libanais (en 1982). Tous ces groupes d’obédience chiite visent l’instauration d’une « République islamique » sur le modèle iranien et constituent son bras armé dans les autres pays de la région du Liban au Yémen, en passant par l’Irak et l’Afghanistan.
Enfin, il y a une « Démocratie musulmane » dont la Turquie se présente comme l’exemple et le promoteur depuis 2002, date d’accession au pouvoir du parti islamiste AKP (Justice et développement) et dont le président Erdogan est le chantre à l’échelle du monde musulman, avec l’espoir de retrouver la grandeur passée de l’empire ottoman. Cela s’est traduit depuis le Printemps arabe (2011) par une politique activiste de soutien idéologique et politique à divers partis islamistes (comme en Tunisie) et, parfois, financier et militaire à divers groupes de la mouvance djihadiste (comme en Libye). Dans cette politique d’influence, la Turquie s’est associée à un pays arabe mis au ban des monarchies du Golfe, le Qatar, lequel possède un vaste réseau de relais à travers les Frères musulmans dont il a accueilli les leaders après le renversement en 2013 du président égyptien frériste, Mohamed Morsi.
À ces trois modèles « actifs », il faut ajouter une autre forme concurrente et historiquement ancrée, celle du « Califat », même si ce modèle a été temporairement mis en échec. En effet, le « Califat islamique » a été incarné pendant un temps (de 2014 à 2017) par l’État islamique (Daech) qui s’est présenté comme l’incarnation d’un « État du Califat » (dawlat al-khilâfa). En 2014, le chef de cette organisation, Al-Baghdadi, faisait ainsi renaître de ses cendres le Califat aboli par Kemal Atatürk en 1924 et adoubait, dans la foulée, plusieurs « Provinces du Califat » qui demeurent, aujourd’hui encore, actives (au Sinaï e ailleurs) et forment une menace sérieuse à la sécurité de pays comme l’Égypte, le Yémen, la Libye et d’autres régions d’Afrique et d’Asie. Mais depuis la défaite militaire du « Califat » en Irak et en Syrie, ce modèle de gouvernement n’est plus d’actualité et reste cantonné à la discussion interne des groupes et des organisations djihadistes tels que Daech et Al-Qaïda, lesquelles s’opposent d’ailleurs sur les modalités de sa mise en œuvre.
Chacun de ces acteurs se réclame d’une légitimité historique et théologique concernant la forme de gouvernement dont il fait la promotion et qu’il souhaite voir prévaloir : l’actuel Royaume d’Arabie saoudite (sunnite) a été fondé en 1932 après deux royaumes éphémère au XVIIIe et XIXe siècle. La République islamique d’Iran (chiite) a été fondée en 1979 par l’ayatollah Khomeini qui a amendé la doctrine du « gouvernement des religieux » (wilayat al-faqih). Enfin, la démocratie musulmane turque a été initiée en 2002, et le califat de Daech en 2014.
Ces diverses options de gouvernement sont toujours en compétition et leur avenir demeure incertain, alors qu’elles visent toutes l’hégémonie et l’élimination du modèle concurrent. Chacun cherche à augmenter le nombre de ses « fidèles » parce qu’il croit « être dans le Vrai », considérant les autres courants islamiques comme étant « déviants » ou carrément « hérétiques ». Cette quête d’hégémonie a des répercussions systématiques au niveau de la région MENA (Middle-East / North Africa) et même au-delà dans les pays musulmans d’Asie où la Turquie (dans le Caucase), l’Iran (en Afghanistan) et l’Arabie saoudite (au Pakistan) possèdent de puissants relais et peuvent compter sur des soutiens historiquement affirmés.
Des stratégiques systémiques
Lorsqu’on observe de près les actions politiques, diplomatiques et les relations de ces trois États (Iran, Turquie, AS) sur la scène internationale, on constate qu’elles ont mis en place des stratégies systémiques c’est-à-dire un ensemble d’actions coordonnées en vue d’atteindre un but précis sur le long terme. Mais ces stratégies, malgré leur caractère concurrent, présentent la particularité de vouloir éviter le « risque systémique » c’est-à-dire un risque qui pourrait mettre en danger la stabilité du système international ou la survie des régimes en place, ce qui implique de nombreuses contorsions et changements de positions sur la scène politique nationale, régionale et internationale.
Vu de l’extérieur, ce type de stratégie paraît aléatoire et tributaire de la personnalité des dirigeants (MBS en AS, Erdogan en Turquie, Khamenei en Iran). Mais du point de vue interne à chaque pays, il s’agit d’un positionnement pragmatique, fondé sur l’adaptation à l’évolution rapide et parfois chaotique de l’environnement régional (ex. l’essor puis la chute de l’État islamique). En somme, ces stratégies visent uniquement à faire face à la complexité des situations locales et régionales, afin d’éviter le pire c’est-à-dire la faillite des États ou la chute des régimes, qui basculerait les populations dans des guerres civiles à caractère confessionnel.
Mais cet affichage politique ne résiste pas à l’examen des faits puisque ces trois puissances interviennent directement ou indirectement dans divers pays (Syrie, Irak, Yémen, Libye, etc.) et déploient des stratégies qui font appel tout à la fois au « Hard Power » (comme en Syrie et au Yémen) et au « Soft Power » (comme en Irak et en Libye). Ce dernier volet (Soft Power) englobe une « diplomatie religieuse » très active et dont on voit les manifestations les plus évidentes en Afrique subsaharienne, à travers la compétition entre courants religieux diffusés par les missionnaires de chaque puissance et les ambassades de chacun de ces États.
Conclusion : Un jeu dangereux
Le jeu des trois puissances régionales est doublé par une compétition ancienne entre courants politico-religieux (chiisme, frérisme, salafisme, wahhabisme, etc.) qui connaissent un véritable « revivalisme » islamique. Cette compétition impacte l’ensemble du monde arabo-musulman via un jeu d’alliances et d’intérêts avec des partis et des groupes islamistes qui visent tous l’instauration de systèmes de gouvernement sur des bases « islamo-nationalistes », après l’échec des États-nations issus des indépendances.
Dans cette optique, les armées et les services de renseignement jouent un rôle essentiel dans le déploiement de ces stratégies d’influence, et cela à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales. Mais ces stratégies présentent des risques importants sur le plan économique et politique, en particulier en termes d’image sur la scène internationale. Elles présentent également un risque pour la paix et la sécurité internationales car leurs conséquences systémiques ne sont pas toujours prévisibles ni contrôlables (ex. le soutien aux groupes de l’insurrection syrienne, libyenne et yéménite).
Enfin, les puissances occidentales sont largement impliquées dans cette géopolitique de l’islamisme via un ensemble d’accords bilatéraux, de ventes d’armes et de relations diplomatiques qui évoluent au gré des changements de présidence aux États-Unis d’Amérique, lesquels demeurent les maîtres du jeu dans cette région du monde malgré l’activisme russe et chinois au cours des dernières années.
Bref, c’est en articulant le temps long des rivalités religieuses et le temps plus court des politiques nationales, qu’il est possible de saisir les dynamiques internes et externes de ces trois puissances régionales.
Quelques références
Guidère M., Au Commencement était le Coran, Gallimard, 2018.
Guidère M., La Guerre des islamismes, Gallimard, 2017.
Guidère M., Le Retour du Califat, Gallimard, 2016.
Guidère M., Atlas du terrorisme islamiste, Autrement, 2017.
Guidère M., Atlas des pays arabes, Autrement, 2016.
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