L’UE, à la demande de l’Italie, a lancé l’opération SOPHIA pour lutter contre les trafics de migrants en provenance de Libye. Malgré les difficultés rencontrées liées à la situation à terre et à l’absence de législation appropriée et en dépit de certaines critiques, l’opération a pu sauver de nombreuses vies, arrêter des trafiquants, élargir progressivement le champ de mission et mettre en place des procédures qui serviront pour les futures missions.
EUNAVFOR MED ou opération SOPHIA[1] est décidée le 18 mai 2015 à la suite du naufrage de 700 migrants le 18 avril 2015. L’objectif est moins de stopper le flot de migrants que de perturber les routes et moyens des trafiquants.
L’opération comprend trois phases :
1 – Réunir de l’information sur les réseaux de trafiquants
2 – Arraisonner et inspecter les bateaux de trafiquants en haute mer, puis dans un deuxième temps jusque dans les eaux territoriales;
3 – Prendre toutes les mesures nécessaires pour démanteler les réseaux et les moyens des trafiquants, y compris en les mettant hors d’usage.
La zone d’opération s’étend de la frontière ouest de la Libye, hors eaux territoriales pour le moment, jusqu’au nord de Tobrouk hors des zones de coordination et de sauvetage grecques.
Un état-major opérationnel (OHQ) est mis en place à Rome et un état-major européen de 70 personnes est embarqué sur le porte-aéronefs italien CAVOUR. EUNAVFOR MED a atteint sa pleine capacité opérationnelle le 27 juillet 2015.
Le contexte
Selon FRONTEX, 929.171 migrants ont traversé la Méditerranée en 2014 pour rejoindre l’Europe : 83% par la route est, 16% par le centre et moins de 1% par Gibraltar. Sur les 154.725 passant par la Méditerranée centrale, 91% sont partis de Libye et 8% d’Egypte. La grande majorité des naufrages ont lieu dans le « triangle de Lampedusa » à partir des ports de Zuwhara et de Misrata, essentiellement entre 20 et 40 nautiques au-delà des eaux territoriales libyennes.
Les embarcations utilisées sont en bois ou en caoutchouc. Celles en bois proviennent des pêcheurs et constituent une perte sèche pour les trafiquants quand elles sont détruites par SOPHIA. Les bateaux en caoutchouc embarquent moins de migrants mais représentent les deux tiers du trafic. Ils seraient d’origine chinoise et importés par cargos transitant par Malte ou la Turquie, comme semble le confirmer la prise d’une vingtaine de coques par les douanes maltaises à destination de Misrata. En l’absence de procédure légale pour les intercepter, la cargaison a rejoint sa destination.
Les migrants sont recrutés par les medias sociaux, regroupés dans des maisons à quelques kilomètres de la plage où l’attente peut durer jusqu’à plusieurs mois. La veille du départ ils sont conduits à proximité du point d’embarquement, procédure un peu compliquée qui nécessite un accompagnement et le paiement de taxes aux points de contrôle. C’est là que le paiement final se fait et où des cartes d’embarquement sont délivrées. Vers minuit, les migrants sont conduits sur la plage et embarqués.
Les tactiques ont évolué depuis le début de l’opération. Avant le mois de juin, les navires de migrants naviguaient seuls avec quelques migrants sachant utiliser le GPS et capables de lancer un signal de détresse. Les bateaux étaient alors lancés en mer et appelaient à l’aide, avec peu de nourriture et d’eau. Le carburant existant était insuffisant pour aller au-delà de 40 nautiques des côtes. Au fur et à mesure, les trafiquants ont réduit le carburant et les vivres et lancé les bateaux dans des conditions météo plus difficiles. Le second mode d’action consistait à escorter les bateaux, probablement en raison de rivalité entre trafiquants. Cette escorte se limite aujourd’hui aux eaux territoriales.
A partir de l’Egypte, le mode d’action le plus vraisemblable est l’utilisation de bâtiments mères, en général des bateaux de pêche, qui prennent les migrants sur la côte et traversent ou larguent les migrants sur un bateau en pleine mer. Ce mode d’action n’est plus apparu les 6 dernières semaines de l’année 2015.
La raison de ce trafic est d’abord économique. Tant que l’activité sera profitable, le trafic existera. Qu’il ne soit plus rentable et on le verra diminuer. La première préoccupation des trafiquants est de ne pas se faire prendre. Tant que SOPHIA reste hors des eaux territoriales, ils sont tranquilles. Si l’opération est autorisée à y pénétrer, ils courront davantage de risques.
[caption id="attachment_645" align="aligncenter" width="490"]📷 Les équipes d’abordage du HMS Diamond en mission de contrôle (crédit : EUNAVFOR Med)[/caption]
Le déroulement des opérations
La phase 1 s’est déroulée avec trois frégates et le porte-aéronefs CAVOUR avec leurs hélicoptères et un avion de surveillance maritime. Elle fut consacrée à observer les routes et les tactiques utilisées. 3.078 migrants furent secourus ce qui permit de récupérer des renseignements précieux en particulier sur les routes empruntées pour rallier la Libye.
Ces renseignements permirent de rédiger le concept d’opérations de la phase suivante, limitée à la haute mer, qui débuta le 7 octobre. 8.336 migrants avaient été récupérés et 67 bateaux détruits. En décembre, 46 trafiquants avaient été remis aux autorités italiennes.
Fin 2015, SOPHIA se déclare prête à passer à la phase 2B si les conditions politiques et légales sont remplies pour pénétrer dans les eaux territoriales libyennes. Il attend, pour cela, de nouvelles directives du Conseil et l’accord du COPS (Comité Politique et de Sécurité de l’UE).
Une opération critiquée
Un rapport de la Chambre des Lords britannique, paru le 13 mai 2016, dresse un constat sévère de l’action de l’opération SOPHIA lui reconnaissant une certaine efficacité pour la mission de sauvetage en mer, mais étant incapable d’assurer son mandat. Le rapport critique la pauvreté des renseignements recueillis et le faible nombre de trafiquants arrêtés que la justice ne peut poursuivre. Le sentiment général est que, finalement, SOPHIA fait le travail des passeurs.
Les nécessaires coopérations
La Marine italienne accueille au sein de l’Operation Headquarters (OHQ), à Rome, des représentants des Garde-côtes italiens et d’EUROPOL. L’OHQ échange des informations avec FRONTEX, INTERPOL et les 22 Etats participants. Cette coopération s’exerce aussi naturellement avec l’opération nationale italienne Mare Sicuro qui mobilise cinq bâtiments au large de la Libye et avec les moyens déployés par des ONG.
Démanteler les méthodes des trafiquants implique que les suspects puissent être traduits devant les tribunaux. Un cadre légal efficace est nécessaire pour mener à bien cette partie de la mission. La Convention sur le Droit de la Mer et le Protocole de Palerme forment la base juridique nécessaire, renforcée par la Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Mais le problème des trafiquants est sans solution car la Cour pénale internationale n’est pas compétente, le trafic d’êtres humains n’étant pas considéré comme un crime international.
SHADE MED
Sur le modèle de ce qui s’est mis en place avec ATALANTA, un Shared Awareness and De- confliction s’est mis en place pour SOPHIA intitulée SHADE-MED. Il a pour objet de coordonner les actions des différentes opérations en Méditerranée. La première session s’est réunie à Rome le 25 novembre. Des accords ont été signés avec FRONTEX, EUROJUST et EUROPOL. Le second forum a eu lieu en mai 2016 à Rome, au siège de l’OHQ de l’opération SOPHIA. Il a réuni 145 participants de 34 nations et de 75 organisations dont des représentants de l’ONU, de l’UE et de l’OTAN. Tous se sont plaints de l’insuffisance des moyens affectés, de prolifération des réseaux opérationnels et du manque de connexions entre eux.
Trois propositions ont été formulées pour être présentées aux Nations Unies : 1) La nécessité de renforcer l’embargo sur les armes vis-à-vis de la Libye en complément des résolutions 1970 (2011) et 2095 (2013) ; 2) Etendre cet embargo aux bateaux pneumatiques et aux moteurs hors-bord pour démanteler le ravitaillement des trafiquants ; 3) Décréter le centre de la Méditerranée Zone d’Assistance Humanitaire.
Le mode d’action privilégié est de s’attaquer à la logistique des trafiquants. Une réunion avec les représentants des garde-côtes libyens a eu lieu en novembre à Tunis, où seuls ceux de Tripoli étaient présents. La reconstruction d’une garde-côtes libyenne, efficace et équipée qui puisse prendre en charge ses frontières maritimes est indispensable pour que la communauté internationale puisse se désengager. Leur formation et leur entrainement seraient une monnaie d’échange pour que le gouvernement libyen autorise une présence temporaire des navires de l’opération SOPHIA dans ses eaux le temps de la phase 3.
Le Conseil européen du 23 mai 2016
À la suite de la réunion de Vienne, le Conseil européen du 23 mai 2016 prend la décision de prolonger le mandat d’EUNAVFOR MED d’une année et de lui confier deux tâches supplémentaires :
- La formation et l’entrainement des garde-côtes et de la Marine libyens en réponse à des demandes qui seront exprimées par les autorités libyennes légitimes ;
- Une contribution au partage de l’information ainsi qu’à la mise en place de l’embargo des armes en haute mer au large des côtes libyennes sur la base d’une nouvelle résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Le Conseil souligne aussi l’importance d’une coordination permanente de SOPHIA avec l’OTAN et l’ONU. Après une année d’opération, une revue stratégique est en cours, au sein des états-majors, pour prendre en compte l’évolution de la situation. Les solutions proposées prévoient:
- d’étendre la zone d’opérations à l’est de la zone actuelle pour faire la jonction avec la zone de FRONTEX en mer Egée ;
- de préparer la phase 2B pour être en mesure de la mettre en œuvre dès que l’autorisation politique le permettra ;
- de contribuer à la stabilisation du pays en s’attaquant aux approvisionnements logistiques des organisations terroristes et criminelles, par la voie maritime ;
Par la voix du Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, la France s’est dit prête à participer à cette opération.
L’OTAN
En février 2016, à la demande conjointe de l’Allemagne, de la Grèce et de la Turquie, l’OTAN a déployé le Standing NATO Maritime Group 2 (SNMG-2) en mer Egée pour lutter contre les passeurs de migrants .
A l’issue d’une réunion des ministres des Affaires étrangères à Bruxelles le 19 mai 2016, John Kerry a déclaré : « L’OTAN a convenu d’étendre ses opérations en Méditerranée pour aider l’UE à bloquer le trafic de migrants. » Il pourrait ainsi y avoir deux opérations au large de la Libye, SOPHIA chargée de la formation et de l’entrainement des forces libyennes à l’intérieur des eaux territoriales et la force de l’OTAN, au large, chargée de dissuader toute attaque éventuelle et de s’y opposer.
Lors du sommet de Varsovie, les 8 et 9 juillet, l’OTAN a décidé de soutenir l’opération SOPHIA. « Nous avons transformé Active Endeavour, l’opération maritime que nous menons en Méditerranée au titre de l’article 5 et qui a contribué à la lutte contre le terrorisme, en une opération de sûreté maritime ne relevant pas de l’article 5, l’opération Sea Guardian, à même d’accomplir l’ensemble des tâches propres aux opérations maritimes, selon les besoins » et « Nous avons donné notre accord de principe à un éventuel rôle pour l’OTAN en Méditerranée centrale afin de venir compléter et/ou, sur demande de l’Union européenne, soutenir, comme il conviendra, l’opération Sophia de l’Union européenne par la mise à disposition d’un ensemble de capacités, y compris de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, et par la fourniture d’un soutien logistique ; par une contribution au développement des capacités des garde‐ côtes et de la marine de la Libye, si les autorités libyennes légitimes et/ou l’UE en font la demande ; et, dans le contexte de la mise en œuvre de la résolution 2292 du Conseil de sécurité de l’ONU sur la situation en Libye, en étroite coordination avec l’UE. » Il est encore trop tôt pour savoir quels moyens seront affectés à cette nouvelle opération et quand elle débutera, mais il semble acquis que les nouveaux drones, Global Hawk, achetés par l’OTAN, seront mis en place à Sigonella pour assurer la surveillance de la zone à partir de 2017.
[1] Prénom d’une petite fille née le 22 août 2015 à bord d’une frégate allemande dont la maman avait été récupérée sur une embarcation de migrants.
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